Quand toutes vos passions sont éteintes, dit Christian, quand vous êtes revenu des illusions de la gloire et de la fortune, alors naît dans votre cœur une passion étrange, mystérieuse, aux jouissances infinies : l’amour de la pêche à la ligne.

Ah ! mes chers amis, vous ne connaissez pas le bonheur de suivre le bouchon sur la rivière, de le diriger avec adresse au bord de l’écume tournoyante, ou sous les grands saules, entre les roches moussues, où s’embusquent la truite et le saumon. Vous n’imaginez pas l’émotion du pêcheur, lorsqu’il voit le liège filer sous la vague bleuâtre, qu’il sent le poisson se débattre à l’hameçon et que, d’un vigoureux coup de poignet, il le lance à travers les airs sur la prairie, tout frétillant et miroitant au soleil. Non... vous ne vous figurez pas un tel plaisir !

Le plus adroit pêcheur à la ligne que j’aie connu est M. Zacharias Seiler, ancien juge au tribunal de Stans, en Suisse et plusieurs fois membre du grand-conseil séant à Lucerne.

Après avoir sommeillé pendant ving-cinq ou trente ans, aux clameurs de maître Ludwig Kilian, de maître Hemmerdinger et autres jurisconsultes de l’endroit, le bonhomme avait enfin demandé grâce et jouissait de sa retraite, rue de Kusnacht, près de la porte d’Allemagne, sous la direction de mademoiselle Thérèse, vieille gouvernante fort dévote, au nez crochu et le menton garni d’une légère barbe grise.

Ces deux êtres calmes, pleins d’indulgence l’un pour l’autre, respectaient leurs manies réciproques ; mademoiselle Thérèse veillait à la tenue de monsieur, repassait son linge, avait soin de renouveler sa provision de tabac, enfermée dans un grand pot de grès qu’elle humectait de temps en temps ; puis elle était libre de songer à ses oiseaux, de lire ses heures, d’aller à la messe.

Maître Zacharias approchait de la soixantaine ; il portait perruque, et n’avait d’autre distraction que de cultiver quelques fleurs, et de lire la Gazette des Propylées.

La première fois qu’il eut l’idée d’aller pêcher à la ligne et qu’il se pourvut d’une gaule, d’un grand chapeau de paille, d’un sac à pêche et autres accessoires, ce fut une véritable affaire d’État. Durant quinze jours, mademoiselle Thérèse ne sut où placer ces nouveaux objets ; elle murmura, elle eut des impatiences et dut se confesser dans le mois une ou deux fois de plus qu’elle n’en avait l’habitude... puis, tout rentra dans l’ornière.

Seulement, lorsque monsieur voulait faire un tour de promenade à la pêche, l’excellent homme, qui déplorait lui-même sa faiblesse, contemplait le ciel d’un œil mélancolique et se prenait à dire :

– Il fait bien beau, ce matin, Thérèse... Quel temps ! Nous n’aurons pas de pluie d’ici trois semaines.

Thérèse le laissait languir un instant, puis, déposant son tricot ou son livre d’heures, elle allait chercher le sac à pêche, la camisole et le grand chapeau de monsieur.

Alors la figure de maître Zacharias s’animait... il se levait et disait :

– Je pars ! vous avez une excellente idée, Thérèse... Je vais à la pêche.

– Oui, monsieur ; mais vous serez de retour à sept heures, les soirées sont fraîches.

– Bah ! voilà deux mois que je ne tousse plus... Vous avez mis une croûte de pain dans le sac... et ma petite bouteille, Thérèse ?

– Ne vous inquiétez donc pas, monsieur... Est-ce que j’oublie jamais quelque chose !

Elle l’aidait à s’affubler de son costume, et lui, ne se possédant plus de joie, murmurait avec impatience :

– C’est bien... c’est bien... merci... je suis prêt.

Enfin, prenant sa gaule, il descendait l’escalier. Thérèse, à la fenêtre, le regardait s’éloigner jusqu’à ce qu’il fût hors de la porte d’Allemagne ; alors elle se rasseyait gravement et reprenait son ouvrage.

Lui, tout en marchant, pensait :

« Thérèse aimerait mieux me voir assis au bureau, à lire mon journal... mais le moyen de rester chez soi par un temps pareil... Eh ! eh ! Zacharias, tu ne sens plus tes jambes... Oh ! la verdure... le grand air ! »

Et il allongeait le pas dans le petit sentier qui traverse les hautes herbes des glacis. Il lui semblait déjà voir la rivière... les grand arbres tamisant l’ombre et la lumière autour de lui ; il lui semblait respirer l’âpre parfum des mousses, du lierre, la résine odorante des sapins... Il entendait le murmure lointain des eaux, et le sifflement des sources vives au sortir des rochers.

Une heure après, son rêve était une réalité... et, chose bien rare, une réalité plus complète que le rêve lui-même !

Oh ! c’est que la nature des grands bois, avec ses halliers touffus, ses éclaircies lumineuses, ses torrents resserrés dans les gorges profondes, et ses immenses perspectives dans les vallées désertes... avec ses mugissements sonores, ses chants d’oiseaux, différents à toutes les heures du jour... c’est que la nature des bois... la grande nature, ne se laisse point égaler par l’imagination de l’homme : toujours du nouveau, toujours de l’imprévu... aujourd’hui et hier ne se ressemblent pas... Le sublime artiste ne se repose jamais.

Un jour du mois de juillet 1845, le sac à pêche de maître Zacharias se trouva si plein de petites truites saumonnées, vers trois heures de l’après-midi, que le bonhomme ne voulut plus en prendre, car, comme dit Pfadfinder, il faut en laisser pour le lendemain... Après les avoir lavées dans la source voisine, et les avoir enveloppées soigneusement d’oseille des prés et d’orties, pour leur conserver de la fraîcheur ; après avoir replié sa ligne et s’être lavé les mains, il éprouva le désir de faire un bon somme dans les bruyères... La chaleur était excessive ; il voulut attendre que les ombres se fussent allongées, pour remonter la côte de Bigelberg.

Ayant donc cassé sa croûte de pain et humecté ses lèvres d’une gorgée de Rikevir, il gravit à quinze ou vingt pas au-dessus du sentier, et s’étendit à l’ombre des sapins sur la mousse, les paupières appesanties.

Jamais le vieux juge n’avait eu si sommeil ; l’ardeur accablante du soleil, dardant ses longues flèches d’or dans l’ombre des bois, l’immense murmure des insectes sur la côte, dans les prairies, sur les eaux ; le roucoulement lointain des ramiers blottis sous le dôme sombre des hêtres et des chênes, formaient une si grande harmonie, que l’âme de Zacharias se fondait dans ce concert universel... Il bâilla... entrouvrit les yeux, vit une bande de geais traverser le feuillage... puis, s’étant retourné, il exhala un soupir et crut voir le liège de sa ligne tourbillonner et descendre... un saumon était pris... il tirait... la gaule se pliait en demi-cercle : – Le bonhomme dormait profondément... il rêvait... et l’immense orchestre poursuivait autour de lui sa musique éternelle... Et le temps passait !

Un milliard d’êtres animés avaient vécu toute leur longue vie d’une heure, quand M. le juge s’éveilla au sifflement d’un oiseau qu’il ne connaissait pas.

Il s’assit pour voir, et concevez sa surprise : le susdit oiseau était une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, fraîche, les joues roses, les lèvres vermeilles, les cheveux bruns flottant en longues tresses, le petit nez retroussé, la jupe courte couleur coquelicot et le casaquin de moire bien serré... une jeune paysanne qui descendait à grands pas le sentier sablonneux du Bigelberg, un panier en équilibre sur la tête et le bras un peu hâlé, mais rond, dodu, gracieusement recourbé sur la hanche.

Oh ! le joli oiseau... qu’il sifflait bien... et que son petit menton, arrondi comme une pêche faisait plaisir à voir !

Maître Zacharias se sentit tout ému... un flot de ce sang chaud qui fait battre le cœur à vingt ans, se prit à courir dans ses veines... Il rougit, et se levant :

– Bonjour, ma belle enfant, dit-il.

La jeune fille s’arrêta... ouvrit ses grands yeux... le reconnut... (qui ne connaissait pas au pays le bon vieux juge Zacharias ?)

– Hé ! fit-elle avec un sourire, c’est monsieur Zacharias Seiler !

Le vieillard descendit dans le sentier... voulut parler... mais il ne balbutia que quelques paroles inintelligibles, comme un tout jeune homme... si bien que la jeune fille parut tout embarrassée. Enfin il lui dit :

– Où donc allez-vous par les bois à cette heure, chère enfant !

Elle étendit le bras, et lui montrant tout au loin, au fond de la vallée, une maison forestière :

– Je retourne chez mon père, dit-elle, le garde Yéri Fœrster, que vous connaissez sans doute, monsieur le juge.

– Comment, vous êtes la fille du brave Yéri ?... Ah ! si je le connais... Un bien digne homme... Alors vous êtes la petite Charlotte, dont il me parlait autrefois en m’apportant ses procès-verbaux ?

– Oui, monsieur le juge... Je viens de la ville et je retourne à la maison.

– Vous avez là un bien joli bouquet de fraises, dit le vieillard.

Elle détacha le bouquet de sa ceinture et le lui présentant :

– S’il vous fait plaisir, monsieur Seiler ?

Zacharias fut attendri.

– Eh bien, oui, fit-il, j’accepte... et je vous accompagne... Je veux revoir ce brave Fœrster... Il doit se faire un peu vieux.

– Il est à peu près de votre âge, monsieur le juge, dit Charlotte d’un accent naïf... de cinquante-cinq à soixante ans.

Cette réponse si simple ramena le bonhomme en lui-même, et tout en marchant il devint pensif.

Que pensait-il ? Personne ne le sait... mais combien... combien de fois il est arrivé qu’un brave et digne homme, qui s’imaginait avoir rempli toujours ses devoirs, a fini par découvrir qu’il avait négligé le plus grand, le plus saint, le plus beau de tous : celui d’aimer ! Et qu’il en coûte d’y penser un peu trop tard !

Bientôt maître Zacharias et Charlotte atteignirent le détour de la vallée, où le sentier saute par-dessus un petit pont de bois et mène à la maison forestière. Ils aperçurent de loin Yéri Fœrster avec son large feutre surmonté d’une brindille de genêt, l’œil calme, les joues brunes et les tempes grises, assis sur le banc de pierre près de sa porte ; deux beaux chiens de chasse d’un poil roux, étendus à ses pieds, et la haute treille montant derrière lui, jusqu’à la cime du pignon.

L’ombre descendait alors du Romelstein en face, et le soleil couchant étendait sa frange de pourpre entre les hauts sapins de l’Alpnach.

Le vieux garde, aux yeux perçants comme ceux de l’aigle, reconnut de loin maître Zacharias et sa fille ; il vint à leur rencontre, et soulevant son feutre :

– Salut, monsieur le juge, dit-il de l’air franc et cordial du montagnard ; quelle heureuse circonstance me procure l’honneur d’une telle visite ?

– Maître Yéri, répondit le bonhomme, je me suis un peu trop attardé dans la montagne... Est-ce que vous auriez un petit coin vacant à votre table, et un lit à la disposition de vos amis ?

– Hé ! s’écria le garde, quand il n’y aurait qu’un lit à la maison, ne serait-il pas pour le meilleur, le plus honoré de nos anciens magistrats de Stans ? Ah ! monsieur Seiler, quel honneur vous faites à l’humble demeure de Yéri Fœrster !

Et montant les six marches de l’escalier :

– Christina... Christina... s’écria-t-il, cours à la cave... M. le juge Zacharias Seiler veut bien se reposer sous notre toit.

Alors une bonne vieille femme toute petite, la figure ridée comme une feuille de vigne, mais encore fraîche et riante, la tête surmontée d’une coiffe à grands rubans de moire, parut sur le seuil, et repartit aussitôt en murmurant :

– Oh ! Dieu... est-ce possible... monsieur le juge !

Et bien vite, elle descendit au cellier.

– Eh ! mes bonnes gens, disait maître Zacharias, en vérité, vous me faites trop d’accueil... je n’espérais pas...

– Monsieur le juge, si vous oubliez le bien que vous avez fait, les autres s’en souviennent.

Alors la petite Charlotte, déposant son panier sur la table, parut toute fière d’avoir amené un tel hôte à la maison. Elle sortit le sucre, le café, toutes les petites provisions qu’elle avait achetées en ville pour le ménage. Et M. le juge, regardant son joli profil, se sentit encore une fois ému ; son pauvre vieux cœur remuait doucement dans sa poitrine et semblait dire : « Il faut aimer, Zacharias !... il faut aimer... ! il faut aimer !... »

Que vous dirai-je, mes chers amis ? Maître Seiler passa la soirée chez le garde Yéri Fœrster, oubliant les inquiétudes de Thérèse, sa promesse d’être de retour avant sept heures, ses vieilles habitudes d’ordre et de soumission.

Représentez-vous la grande salle, le plafond rayé de poutres brunes, les fenêtres ouvertes sur la vallée silencieuse ; la table ronde au milieu, couverte d’une belle nappe blanche à filets rouges ; l’étoile de la lampe éclairant les graves figures de Zacharias et de Yéri Fœrster, la douce physionomie de Charlotte, rose et souriante, et le petit bonnet de dame Christina aux longues ailes tremblotantes. Représentez-vous la grande soupière au large ventre fleuronné, d’où s’échappe une vapeur appétissante, le plat de truites garni de persil, les assiettes couvertes de fruits et de rayons de miel jaunes comme de l’or... puis le digne papa Zacharias présentant tour à tour ces fruits et ces beaux rayons de miel à la petite, qui baissait les yeux, étonnée des compliments et des tendres paroles du vieillard.

Le brave Yéri se redressait tout fier de ces éloges, et dame Christina disait :

– Oh ! monsieur le juge, vous êtes trop bon... Vous ne savez pas combien cette petite nous donne de chagrin... Elle est si vive, si entêtée quand elle veut quelque chose !... Ah ! vous allez nous la gâter avec tant de belles paroles.

À quoi Zacharias répondait :

– Dame Christina, vous possédez un trésor !... mademoiselle Charlotte mérite tout ce que j’en dis de bien.

Alors, maître Yéri, levant son verre, s’écriait :

– À la santé de notre bon et vénérable juge Zacharias !

Et tout le monde buvait.

Représentez-vous aussi l’horloge chantant les heures d’une voix enrouée ; les chiens de chasse se promenant sous la table, happant les os et projetant leurs ombres bizarres sur le plancher... Et dehors, le grand silence des bois, le dernier chant de la cigale, le vague murmure de la rivière.

« Qu’on serait heureux de vivre ici, avec une jeune et jolie compagne, ayant le pain assuré, calmes, tranquilles, obéissant à sa bien-aimée, un peu folle, capricieuse, mais riante... à quatre pas de la rivière, où l’on jetterait de temps en temps sa ligne ; à l’ombre des grandes forêts, où se promènerait la chasse du beau-père Yéri Fœrster, éveillant les échos d’alentour... Quel bonheur ! quelle existence ! »

Ainsi rêvait Zacharias.

Enfin, entendant sonner onze heures, et sentant la fraîcheur du soir arriver, il se leva. Qu’il était jeune ! qu’il se trouvait frais et dispos ! avec quelle ardeur il aurait déposé un baiser sur la petite main de Charlotte ! Oh ! mais il n’y faut pas songer encore... Plus tard !

– Allons ! maître Yéri, fit-il, voici l’heure de dormir... Bonne nuit, et merci, grand merci de votre hospitalité.

– À quelle heure monsieur le juge se lève-t-il ? demanda dame Christina.

– Oh ! dit-il en regardant Charlotte, nous sommes matinal. Tel que vous me voyez, chère dame, je ne me sens pas encore de l’âge : je me lève à cinq heures !

– C’est comme moi, monsieur Seiler, s’écria le garde, je me lève avant le jour ; mais on a beau dire, c’est fatigant tout de même... on n’est plus jeune, hé ! hé ! hé !

– Bah ! je ne me suis encore senti de rien, maître Fœrster ; je n’ai jamais été plus vigoureux, plus alerte.

Et le voilà qui monte d’un pas dégourdi les hautes marches de l’escalier. Vraiment, maître Zacharias n’avait alors que vingt ans ; mais ces vingt ans ne durèrent qu’un quart d’heure ; et une fois couché dans le grand lit de plumes, la couverture tirée jusqu’au menton, et le mouchoir noué autour de la tête, il se dit en lui-même :

« Dors, Zacharias, dors ; tu es bien fatigué, tu as grand besoin de repos ! »

Et il allait s’endormir quand, rouvrant les yeux et rêvant à Charlotte, il reprit :

« Non, je ne suis pas las ! J’ai vingt ans ; oui, mon cœur a vingt ans ! Oh ! je ne ferai pas la folie de m’enfermer dans les bibliothèques, de passer ma jeunesse sur les Pandectes et les Commentaires d’Altia. Je veux aimer, je veux être heureux ! »

Et le bonhomme s’endormit profondément. Jusqu’à neuf heures, il ne fit qu’un somme. Encore fallut-il que le vieux garde, rentrant de sa tournée matinale, après l’inspection des coupes, des filets tendus dans la rivière, et des lacets dans les broussailles, inquiet de ne pas le voir descendre, entrât dans sa chambre en lui souhaitant le bonjour. Alors, voyant le soleil haut, entendant tous les oiseaux s’égosiller dans le feuillage, le bonhomme, un peu honteux de ses forfanteries de la veille, se leva, alléguant les fatigues de la pêche et la longueur du souper.

– Hé ! monsieur Seiler, dit le garde forestier, c’est tout naturel ; j’aimerais aussi faire la grasse matinée, s’il ne fallait marcher, toujours marcher. Ce qu’il me faudrait, voyez-vous, ce serait un gendre jeune, un solide gaillard pour me remplacer... Je lui céderais volontiers mon fusil et mon sac.

Zacharias ne put se défendre d’un grand trouble à ces paroles. S’étant habillé, il descendit en silence. La bonne dame Christina l’attendait. Charlotte était partie faire les foins.

Le déjeuner fut court, et M. le juge, plus grave, ayant remercié ces bonnes gens, reprit le chemin de Stans, tout méditatif, se rappelant les inquiétudes qu’avait nécessairement éprouvées mademoiselle Thérèse, mais ne pouvant se détacher de ses espérances, et des mille illusions charmantes qui venaient d’éclore dans son âme, comme une tardive nichée de fauvettes.

Il est inutile de vous peindre la réception que lui fit la digne gouvernante, ses reproches, sa colère même : elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit ; elle avait cru monsieur noyé dans la rivière ; elle avait mis dix personnes à sa recherche, etc.

M. Seiler écouta ces plaintes avec calme, comme jadis les métaphores d’un avocat plaidant une cause perdue... Bref, il persévéra dans ses conclusions ; les bouderies de mademoiselle Thérèse n’y purent absolument rien.

Au commencement de l’automne, il avait tellement pris l’habitude d’être à la maison forestière, qu’on le trouvait là plus souvent que chez lui, et que le vieux garde, ne sachant à quelle ferveur de pêche attribuer ses visites, se trouvait fort embarrassé de refuser les présents que le digne magistrat, du reste fort à son aise, le suppliait d’accepter en compensation de son hospitalité journalière.

Bien plus, M. Seiler voulait partager ses occupations, le suivre dans ses coupes ; il voùlait être de toutes ses excursions dans le Grinderwald et l’Entlibach.

Yéri Fœrster, secouant parfois la tête, disait :

– Je n’ai jamais connu de meilleur juge, d’homme plus savant en toutes sortes de choses, plus intègre, plus respectable que M. le juge Zacharias Seiler. Autrefois, quand je lui portais les rapports que j’avais faits, il ne me donnait que des éloges, et c’est à lui que je dois mon grade de brigadier... Mais, disait-il à sa femme, je crois que l’esprit de cet excellent homme déménage... Ne voilà-t-il pas que, l’autre jour, il veut me prêter la main pour construire la hutte aux mésanges... il se donne un mouvement, une activité singulière... Et puis ne va-t-il pas aider Charlotte à retourner les foins, au milieu de tous les paysans qui riaient... En vérité, Christina, cela ne convient pas... surtout à un tel personnage... Je n’ose le lui dire... il est tellement au-dessus de nous ! Et puis, est-ce qu’il ne veut pas maintenant me forcer de recevoir pension... et quelle pension... cent florins par mois !... Et cette robe de soie qu’il donne à Charlotte pour le jour de sa fête... Est-ce qu’on porte des robes de soie dans nos vallées ?... Est-ce qu’une robe de soie convient à la fille d’un garde forestier ?

– Eh ! disait la femme, laisse-le faire... avec un peu de lait... du miel... ce bon M. Zacharias est content... Il se plaît chez nous... c’est tout simple ; à la ville, il est seul avec sa vieille gouvernante dans sa grande maison... tandis qu’ici, notre petite a soin de lui... il aime à causer avec elle !... Qui sait ?... il finira peut-être par l’adopter... et, s’il meurt, elle sera couchée sur son testament.

Le garde, ne sachant à quoi s’en tenir, haussait les épaules ; son jugement naturel lui faisait entrevoir quelque mystère ; mais il n’allait point jusqu’à soupçonner la folie du bonhomme.

D’ailleurs, un beau matin, il vit descendre de la côte du Bigelberg une voiture chargée de trois grands tonneaux de vieux vin de Rikevir.

C’était, de tous les présents qu’on aurait pu lui faire, le plus agréable ; car Yéri Fœrster aimait par-dessus tout un verre de bon vin :

– Ça réchauffe, disait-il en riant.

Et quand il eut goûté celui-là, il ne put s’empêcher de s’écrier :

– Ce bon M. Zacharias est vraiment le meilleur, le plus honnête homme du monde... ne voilà-t-il pas qu’il nous remplit le cellier !... Charlotte, va lui cueillir les plus belles fleurs du jardin... Tu couperas toutes les roses... entends-tu ?... les plus beaux jasmins... tu en feras un bouquet, et, quand il viendra, tu le lui présenteras toi-même... Dieu, quel vin ! quel feu !... Ah ! j’aurai donc quelques tonnes de bon vin dans ma cave... Voilà ce que je désirais depuis vingt ans !... Charlotte... Charlotte... dépêche-toi... il arrive avec sa grande gaule.

– Oui, mon père.

En effet, le bon vieux apparaissait sur la côte, à l’ombre des sapins... Il marchait d’un pas vif.

Du plus loin que Yéri Fœrster put lui adresser la parole, levant son verre, il cria :

– À la santé du meilleur homme que je connaisse... À la santé de notre bienfaiteur !

Et Zacharias souriait.

Dame Christina avait déjà mis la cuisine en feu ; un lapereau tournait à la broche... on entendait le remue-ménage.

Les yeux du vieux juge brillaient de satisfaction ; mais quand il vit Charlotte, en petite jupe coquelicot, les bras nus jusqu’au coude, courir par les allées du jardin et cueillir des fleurs... quand il la vit apparaître avec son grand bouquet, qu’elle lui présenta humblement, les yeux baissés, disant :

– Monsieur le juge, voulez-vous accepter ce bouquet de votre petite Charlotte ?

Alors une rougeur subite colora ses joues vénérables, et comme elle se baissait pour lui prendre la main :

– Oh ! non, chère enfant, dit-il, non... mais acceptez de votre ami... de votre meilleur ami... un baiser plus tendre.

Et il l’embrassa sur ses joues roses.

Le vieux garde, riant aux éclats, s’écria :

– Monsieur Seiler, venez donc vous asseoir sous l’acacia... venez goûter votre vin... Ah ! ma femme a bien raison de dire que vous êtres notre bienfaiteur !

Maître Zacharias s’étant assis devant la table de sapin, en plein air, sa gaule contre le mur, Charlotte en face de lui et Yéri Fœrster à sa droite, le dîner fut servi et M. le juge se mit à parler de ses projets pour l’avenir.

Il avait des économies et tenait de sa famille une jolie fortune bien ménagée. Il voulait acheter quelque cent hectares de bois autour de la vallée... bâtir à mi-côte une maison forestière.

– Nous serons toujours ensemble, disait-il à Yéri Fœrster... tantôt vous chez moi... tantôt moi chez vous !

La mère Christina vint à son tour, et l’on devisa de choses et d’autres. Charlotte paraissait contente et Zacharias s’imaginait être compris de ces braves gens.

C’est ainsi que le temps s’écoula, et quand la nuit fut venue, quand on eut bien fêté le rikevir, le lapereau de dame Christina et les kœchlen saupoudrés de cannelle, M. le juge Seiler, heureux, content, plein des plus riantes illusions, monta dans sa chambre, renvoyant au lendemain sa grande déclaration, et ne doutant pas d’être agréé.

Il tenait le bouquet de Charlotte à la main, et, quand il fut seul, il se prit à le baiser, pleurant comme un véritable enfant et murmurant :

– Zacharias... Zacharias... tu seras le plus heureux des hommes... tu vas rajeunir... et peut-être... peut-être... s’il plaît au Seigneur, tu renaîtras dans un petit Zacharias... ou dans une jolie petite Charlotte, qui viendra sautiller sur tes genoux et te caresser de ses petites mains roses.

À cette pensée, le bonhomme s’assit, enivré d’espérance ; il resta plus d’une heure à rêver, le coude au bord de la fenêtre, les yeux tout grands ouverts, écoutant les grenouilles chanter au clair de lune dans la vallée silencieuse. Enfin il se coucha vers une heure du matin, et s’endormit comme un bienheureux.

À cette époque de l’année, les montagnards du Hârberg, de Kusnacht et des autres hameaux d’alentour, descendent de leurs montagnes vers une heure du matin, et viennent faucher les hautes herbes de la vallée. On entend alors leurs chants monotones, au milieu de la nuit, accompagner en cadence le mouvement circulaire des faux, les grelots de leurs attelages, et les voix des jeunes filles et des jeunes garçons riant au loin dans le silence. C’est une harmonie étrange, surtout quand la nuit est claire... que la lune brille... et que les gouttes de rosée, tombant du ciel, produisent sur les feuilles des arbres un immense et doux murmure.

Or, maître Zacharias n’entendait rien de tout cela, car il dormait de toute son âme, quand une poignée de pois, lancée contre les vitres, l’éveilla en sursaut.

Il prêta l’oreille et entendit dehors, au pied du mur, un : « Scit !... scit ! » murmuré tout bas, si bas, qu’on eût dit le frôlement de quelque oiseau... Pourtant le cœur du bonhomme tressaillit.

« Qu’est-ce que cela ? » se dit-il.

Après un long silence, une voix douce... tendre... reprit :

– Charlotte... Charlotte... c’est moi !...

Zacharias frémit, et, comme il écoutait encore les yeux écarquillés, le feuillage de la treille s’agita contre les petites vitres, une figure monta doucement... doucement... puis s’arrêta, regardant à l’intérieur.

Alors le vieillard indigné se leva et ouvrit la fenêtre, que l’inconnu enjamba sans bruit.

– N’aie pas peur, Charlotte, dit-il, je viens t’annoncer une bonne nouvelle... Mon père sera ici demain...

Et ne recevant point de réponse, car Zacharias, la main tremblante, allumait la lampe :

– Où donc es-tu, Charlotte ?

– Me voici, fit le vieillard en se retournant tout pâle et regardant son rival.

C’était un beau jeune homme, svelte, élancé, l’œil noir bien ouvert, la joue brune, les lèvres vermeilles, couvertes d’une petite moustache, le large feutre à feuille de chêne incliné sur l’oreille.

L’apparition de Zacharias l’avait surpris au point qu’il restait immobile.

Et comme le juge élevait la voix :

– Au nom du ciel, dit-il, ne criez pas ! Je ne suis pas un voleur... j’aime Charlotte !

– Et... elle... elle... fit Zacharias ?

– Elle m’aime aussi... Oh ! vous n’avez rien à craindre si vous êtes un de ses parents... Nous nous sommes fiancés aux fêtes de Kusnacht... Les fiancés du Grinderwald et de l’Entlibach peuvent se visiter la nuit... C’est un usage de l’Unterwald... Tous les Suisses savent cela !

– Yéri Fœrster... Yéri... le père de Charlotte ne m’en avait rien dit... le malheureux !

– Non... il ne sait pas encore nos fiançailles, fit l’autre d’un ton moins haut ; quand je lui ai demandé sa permission l’année dernière, il m’a dit d’attendre... que sa fille était trop jeune... alors... nous nous sommes fiancés tout seuls... Seulement, comme je n’avais pas le consentement de Fœrster... je ne venais pas la nuit... C’est aujourd’hui la première fois... Je voyais Charlotte à la ville... les jours de marché... mais le temps nous paraissait long à tous les deux... si bien que j’ai fini par tout avouer à mon père... Il m’a promis de voir Yéri demain... Et que voulez-vous, monsieur ! je savais que cela ferait tant de plaisir à Charlotte, que je n’ai pu m’empêcher de venir lui annoncer cette bonne nouvelle.

Le pauvre vieux tomba sur une chaise et se couvrit le visage des deux mains, comme abîmé de douleur.

Oh ! qu’il dut souffrir... que d’amères pensées durent traverser l’âme de cet homme de bien !... quelle triste déception, après tant et de si douces espérances !

Quant au jeune montagnard, il n’était pas rassuré non plus ; appuyé contre le mur, les bras croisés sur la poitrine, il se disait :

« Si le vieux Fœrster, qui ne connaît pas nos fiançailles, arrive, il me tuera d’abord... sans rien écouter... c’est sûr ! »

Et il regardait vers la porte, prêtant l’oreille au moindre bruit.

Au bout de quelques instants, Zacharias, levant la tête comme au sortir d’un rêve, demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

– Karl Imant, monsieur.

– Quel est votre état ?

– Mon père espère obtenir pour moi, sa place de garde forestier à Grinderwald.

Il y eut un long silence ; Zacharias regardait ce beau jeune homme d’un œil d’envie.

– Elle vous aime bien, n’est-ce pas ? reprit-il d’une voix brisée.

– Oh ! oui, monsieur... nous nous aimons bien !

Alors lui, abaissant les yeux sur ses jambes maigres, sur ses mains sillonnées de grosses veines, murmura :

– Oui... elle doit bien l’aimer... lui !... Il est jeune... il est beau !...

Et sa tête retomba accablée.

Tout à coup il se leva tremblant et fut ouvrir la fenêtre.

– Jeune homme, dit-il, vous êtes bien coupable... Vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait... Il fallait obtenir le consentement de Yéri Fœrster... mais allez... allez... vous aurez de mes nouvelles !

Le jeune montagnard ne se fit pas répéter l’invitation ; d’un bond, il s’élança dans le sentier et disparut derrière les grands arbres.

– Pauvre... pauvre Zacharias... murmurait le bonhomme, voilà tes illusions envolées !

Et il se recoucha en sanglotant, s’entourant la tête de la couverture de son lit, pour n’être pas entendu.

Vers sept heures, ayant repris un peu de calme, après s’être lavé le visage et les mains, il descendit dans la grande salle.

Yéri Fœrster, sa femme et Charlotte, l’attendaient déjà pour déjeuner.

Le vieillard, détournant les yeux de la jeune paysanne, s’avança vers le garde et lui dit :

– Mon ami, j’aurais une demande à vous faire... Vous connaissez le fils du garde forestier de Grinderwald... n’est-ce pas ?

– Karl Imant... oui, monsieur le juge.

– C’est un fort beau garçon... et je crois... de bonne conduite.

– Je le crois aussi, monsieur Seiler.

– Est-il dans les conditions voulues pour succéder à son père ?

– Oui, il a vingt et un ans... il connaît l’aménagement des coupes... l’essence des bois... il sait lire... écrire... mais cela ne suffit pas... il faudrait des protections.

– Eh bien, maître Yéri, j’ai conservé quelque influence dans l’administration supérieure des eaux et forêts... D’ici quinze jours ou trois semaines, Karl Imant sera garde forestier à Grinderwald... et je vous demande la main de Charlotte pour ce brave et beau garçon.

À cette conclusion, Charlotte qui, dès l’abord, était devenue toute rouge, et qui tremblait comme une feuille, fit un cri et tomba dans les bras de sa mère.

Le vieux garde se retourna et la regardant d’un œil sévère :

– Qu’y a-t-il, Charlotte ? Tu refuses ?

– Oh ! non, mon père... non !

– À la bonne heure, car, moi, je n’ai rien à refuser à M. le juge Zacharias... Viens ici... et remercie ton bienfaiteur.

Charlotte accourut, et le bon vieillard, osant alors la presser sur son cœur, la regarda longtemps, longtemps, les yeux voilés de larmes. Puis, alléguant la demande qu’il était pressé de faire, il se mit en route, n’emportant qu’une simple croûte de pain dans son sac pour déjeuner.

Quinze jours après, Karl Imant recevait le brevet de garde forestier en remplacement de son père, à Grinderwald, et huit jours plus tard il épousait la petite Charlotte.

Les convives burent de ce vieux vin de Rikevir, tant estimé par Yéri Fœrster, et qui semblait être arrivé fort à propos pour la circonstance.

M. Zacharias Seiler ne put être de la noce, étant indisposé ce jour-là... Depuis, il va rarement à la pêche... et toujours à Brunnen... vers le lac... de l’autre côté de la montagne !